
L’enseignement du Bouddha, le dharma, nous enseigne que tout est interdépendant : ce que nous sommes et notre monde, tout ce qui existe et tout ce qui est connu.
Par Lama Denys
I – La compréhension de l’interdépendance
Interdépendance généralisée
L’enseignement du Bouddha, le dharma, nous enseigne que tout est interdépendant : ce que nous sommes et notre monde, tout ce qui existe et tout ce qui est connu. Il n’est rien, ni aucune expérience ou connaissance, qui ne soit dépendant de quelque chose d’autre ! De plus, ce que nous sommes en tant qu’individu est également envisagé par le dharma comme un ensemble d’éléments en interactions. A un premier niveau couramment admis, c’est donc une notion quasi-scientifique : celle d’un monde en tant que réseau d’interconnexions, de relations de cause à effet. La notion d’interdépendance ainsi entendue va d’ailleurs de pair avec celle d’impermanence.
Interdépendance psychologique
L’expérience que nous avons des choses de notre monde résulte d’un processus cognitif reposant sur nos imputations conceptuelles et nos projections mentales. Cette notion, courante dans certains de ses aspects en psychologie ou en philosophie occidentale, est, dans le dharma, poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. En effet, il est courant de dire, en psychologie, que nos expériences sont conditionnées par nos projections et que nous investissons dans celles-ci ce que nous portons en nous, mais la perspective du dharma, tout en abondant dans ce sens, va plus loin : elle enseigne qu’au niveau fondamental, le sujet connaissant et l’objet connu viennent eux-mêmes simultanément à l’existence dans l’opération de projection ou l’acte de saisie conceptuelle.
Interdépendance cognitive
Pour le dharma, l’expérience que nous avons de nous-même et de notre monde n’existe que dans notre processus cognitif en lequel sujet et objet sont interdépendants et co-émergents, se posant l’un par rapport à l’autre en situation de dépendance mutuelle : le sujet connaissant, témoin de l’expérience, pose son existence dans la relation qu’il entretient à ses projections, perçues comme monde extérieur. C’est là l’aspect essentiel de l’interdépendance.
Dans cette perspective, le moi “ sujet intérieur ”, comme toutes les choses “ objets extérieurs ” qu’il expérimente dans son monde habituel, sont deux pôles corrélatifs, que le dharma appelle “ ego de la personne ” et “ ego des choses ”. Leur caractère relatif ou relationnel fait qu’ils sont dépourvus du caractère stable et autonome que nos perceptions habituelles ont tendance à leur attribuer. Leur absence d’existence indépendante est ce que le dharma appelle “ non-ego ” ou vacuité.
Au niveau essentiel, l’interdépendance n’est donc plus seulement celle des choses entre elles, mais celle des choses avec leur connaissant, dans une structure cognitive qui détermine l’un et l’autre : c’est là que le dharma devient à sa manière science cognitive, épistémologie ou connaissance de la connaissance.
Le physicien est familier avec l’interaction entre observateur et expérience, et avec la relativité des mesures d’espace-temps, dans les changements de référentiels. Le psychologue connaît le caractère relatif de nos perceptions habituelles et leur dépendance par rapport à nos références, communes ou individuelles. Le pratiquant du dharma se propose essentiellement une mise en question radicale de toutes ses références conceptuelles et la compréhension de l’interdépendance de l’être et de la pensée. Bien qu’il s’agisse là de domaines fort différents, leurs problématiques se recoupent et convergent finalement vers celle du dharma.
Interdépendance des actes : la causalité du karma et l’existence cyclique
Les considérations précédentes peuvent introduire aussi le pouvoir du mental et ses conditionnements appelés karma, comme créateur de notre monde et de notre ego : ce que l’on appelle globalement samsara. Au niveau relatif, tous nos états de conscience et expériences sont conditionnés par le karma, c’est-à-dire l’enchaînement des causes et des conséquences des actes : une cause entraîne une conséquence et chaque acte détermine un résultat. Cette perspective causale gouverne la discipline du dharma.
La notion d’interdépendance concerne aussi la production en dépendance de l’existence cyclique, le samsara, expliquée dans l’enchaînement de douze interconnexions. La première est un processus cognitif illusoire appelé ignorance, puis l’enchaînement conduit à la conscience individuelle, à ses expériences et à la fin de celles-ci. C’est le cycle de l’existence individuelle, le samsara. Il est “ auto-sustentateur ” : les empreintes des actes passés y ont des conséquences, qui induisent des actes présents, qui deviennent causes de conditionnements futurs. Le développement de cette activité conditionnée, karma, dans laquelle se trouve pourtant une part de liberté, structure le sujet, l’objet et l’acte, et se poursuit aussi longtemps que son cycle récurrent, son “ cercle vicieux ”, n’a pas été interrompu par la coupure qu’est l’éveil. La pratique expérimentale qu’est la méditation est l’outil qui opère cette rupture.
Interdépendance et coïncidence
Dans les conditionnements de la production en dépendance – pour la part non conditionnée présente en même temps que leurs conditionnements, ou lorsqu’ils cessent momentanément ou définitivement – apparaît une autre forme d’interdépendance : la “ co-incidence ”. C’est, sans relation de cause à effet habituelle, une concordance de phases entre différents plans, différents mandala, qui “ vibrent ” à l’unisson dans une sorte de résonance harmonique, pour prendre une métaphore musicale. Cette interdépendance, dite de la vacuité, peut être appelée “ synchronicité a-causale ”. Elle sous-tend des coïncidences significatives dont la manifestation échappe à la logique causale.
Interdépendance constitutive de la pensée
Tout chercheur qui pousse sa recherche à son terme se trouve inévitablement confronté au problème du domaine de validité de l’outil qu’il utilise comme moyen de sa connaissance, que ce soient ses appareils, sa méthode, sa théorie, sa logique ou finalement sa pensée conceptuelle. Le problème se pose en physique, dans les sciences humaines, pour le philosophe et le pratiquant du dharma. La validité de la pensée conceptuelle est, en dernière analyse, le problème le plus fondamental, et c’est celui qui est central dans l’approche du dharma.
L’étude et l’analyse des structures de la pensée ont été fort développées dans “ la voie médiane ” ou madhyamaka, qui met en évidence la nature identique du penseur, de l’objet de la pensée, et de la connaissance qu’elle apporte. Ils s’avèrent coextensifs : ils ont le même domaine de validité et les mêmes limites. La connaissance s’avère être “ co-naissance ” : naissance interdépendante du connaissant et du connu. En fait, le connaissant existe dans le domaine de sa pensée, tel que l’exprime le fameux “ je pense donc je suis ” ; et ce domaine est limité par les axiomes que le sujet pensant tient pour des évidences, comme ses notions courantes d’être, de temps, d’espace et de causalité.
Des faux problèmes et de leur solution
Dans la remise en question du domaine de validité de la pensée conceptuelle, tout un registre de problèmes – tels que la nature de l’existence, des existants, de leur origine première et de leur fin dernière, que ce soit à un niveau ontologique ou physique – se pose différemment. En effet, si ces problèmes peuvent avoir certaines solutions rationnelles à un niveau conceptuel, celles-ci sont toujours imparfaites car y sont latentes les contradictions inhérentes aux catégories fondamentales de la pensée conceptuelle. Aussi, le Bouddha déclara-t-il que ces questions étaient des faux problèmes dont la prise en compte persistante ne fait que détourner de la vraie solution : la libération.
La philosophie et la métaphysique du dharma proposent néanmoins des solutions au niveau relatif, tout en gardant en vue que ces solutions relatives sont en définitive tout aussi fausses que les problèmes qu’elles sont censées résoudre. La véritable solution est la solution-dissolution du problème et du questionneur, dans une expérience supra-conceptuelle et supra-rationnelle dans laquelle le mode opératoire de la raison raisonnante est dépassé. Cette expérience du non-ego, de la “ solution ” de l’ego, est le “ lieu ” de la résolution véritable de tous les problèmes, métaphysiques et autres.
De la pensée à la non-pensée
La méthodologie du Madhyamaka, telle qu’elle a été développée par Nagarjuna et ses successeurs, utilise les contradictions inhérentes aux présupposés des catégories fondamentales de la pensée pour les prendre en défaut, montrer ainsi leur incohérence, leur inconsistance et par là même, leur limite. Sa démarche utilise les concepts et la logique habituelle pour mettre en évidence les limites de leur domaine de validité. Ainsi apparaît-il que des notions fondamentales telles que celles d’“ être ” ou de “ Dieu ” sont dépendantes de la structure cognitive et conceptuelle qui les engendre, et qu’elles ont, par là même, les limites de celle-ci. L’autre se pose face au moi et le moi face à l’autre, l’au-delà face à l’en-deça. L’être se détermine par rapport au non-être, et l’existence ou l’inexistence de ceux-ci se structure dans la pensée du sujet qui en fait l’expérience.
Cette démarche est le tremplin d’une expérience au-delà de la pensée conceptuelle et de ses doublets dualistes tels que l’être et le non-être, l’éternalisme et le nihilisme, l’un et le multiple, le créé et l’incréé… La solution est finalement le dépassement de la pensée conceptuelle. Elle est impensable car précisément non-pensée, non mentale ; non-moi et non-autre. C’est là que la non-pensée du dharma et de la méditation rejoint certains aspects de l’expérience silencieuse de non-connaissance mystique !
Absence de dogmatisme et libération
On rencontre dans le dharma de nombreuses perspectives, certaines à tendance matérialiste, d’autres à tendance spiritualiste. Elles y sont envisagées comme des points de vue différents, complémentaires, entre lesquels il n’y a pas de contradiction essentielle car ils débouchent tous sur cette solution qu’est la découverte du non-ego. La perspective du dharma n’est ni spiritualiste ni matérialiste ; elle est plutôt réaliste, au sens où elle expose l’expérience de la réalité par la compréhension libératoire des illusions habituelles. Elle est aussi phénoménologique, mais avant tout expérientielle ou cognitive ; c’est un remède à l’illusion et à son mal-être.
Cette approche du dharma est naturellement non dogmatique : les formulations donnent une indication, une direction, elles ont une valeur indicative mais jamais définitive. Le cœur de l’enseignement est l’expérience immédiate de l’état de présence, la plénitude de la vacuité. Cette approche non dogmatique est la base de la tolérance du dharma : il ne voit une vérité ultime en aucune théorie, discours ou concept, et l’épée de son intelligence immédiate opère l’ablation libératrice des illusions de l’ego conceptuel.
Interdépendance et pensée conceptuelle
L’interdépendance de notre mentalité, de l’expérience que nous vivons et de notre langue, est au cœur de la compréhension de tous les enseignements du Bouddha. Notre expérience est composée du sentiment de “ moi ” et de “ mon monde ”, c’est-à-dire de représentations, de noms et de formes émergeant de l’ “ environnement ” et le constituant. L’expérience, dans ce qu’elle a de duel, est sous-tendue par la conception. C’est la conception qui conçoit l’expérience duelle, celle d’un observateur dans sa relation à l’observé.
La première conception est l’observation dans laquelle naît l’expérience de sujet et d’objet. Dans cette expérience, d’autres conceptions conçoivent ensuite de bons objets, des mauvais et des neutres. Naissent alors les relations d’attraction, de répulsion et d’indifférence, puis tout ce que l’esprit expérimente dans les six mondes de la conscience. La texture de notre vie est complètement dépendante de nos conceptions. Notre expérience, notre mentalité et notre comportement se développent dans nos conceptions. C’est pourquoi changer de conception est changer de vie, et pour changer de vie il est nécessaire de changer de conception, et finalement de s’en libérer.
Interdépendance et langage
Nos conceptions dépendent de notre langue ; la pensée conceptuelle s’articule dans les concepts langagiers. La raison se structure dans une logique langagière, avec ses symboles et sa syntaxe. Cette structure conceptuelle, qui est la matrice de notre mentalité, est aussi celle de notre vie habituelle, d’où l’importance d’une langue et de concepts sains.
II – La méditation
Une approche existentielle et expérimentale
Les limites de la connaissance relative conceptuelle sont incontournables par la pensée. Il faut changer de méthode : c’est l’approche non conceptuelle de la méditation qui le permet. La méditation est un outil qui réalise une expérience immédiate en laquelle toutes les fabrications illusoires de l’esprit n’ont plus cours.
Concrètement, la méditation est une méthode expérimentale pour travailler avec notre situation existentielle et, petit à petit, déconditionner notre esprit de l’illusion dans laquelle se crée l’impression d’exister de façon autonome en relation avec un monde ayant une réalité indépendante. Son enseignement est un ensemble d’indications qui suggèrent une démarche pratique. La confiance dans cette démarche permet de l’entreprendre et d’accéder à la connaissance par l’expérience.
La confiance qu’elle demande pourrait être comparée à celle dont on a besoin lorsque l’on effectue une recherche scientifique expérimentale. Le scientifique qui se propose de tester une hypothèse doit avoir en celle-ci une confiance suffisante pour la soumettre à l’épreuve de l’expérience, qui la confirmera ou l’infirmera. Similairement, l’enseignement nous demande la confiance en la possibilité de se transformer, de modifier sa façon de penser et d’être, de changer sa relation aux autres et sa conscience. Les découvertes progressives issues de la pratique confirment le pratiquant dans cette possibilité et l’encouragent à poursuivre sa démarche, étape par étape, dans le sens d’un déconditionnement et d’une désaliénation qui le rapprochent de plus en plus de sa santé fondamentale…
Le non-appui conceptuel, la non-fixation que développe pratiquement la méditation, conduit le méditant à la paix au-delà des pensées et émotions conflictuelles et, celles-ci dissoutes, à la découverte libératrice qu’il est lui-même le produit de sa pensée.
Interdépendance du souffle et de l’esprit
Le dharma utilise aussi différentes formes de yoga dans lesquels on utilise le “ souffle ” : l’énergie physiologique, psychologique et spirituelle qui anime notre corps, notre esprit et nos expériences. L’interdépendance souffle-esprit – la nature pneumatique de l’esprit, dirait-on en Occident – sous-tend différentes pratiques qui, dans la transformation des souffles, opèrent une transmutation de la conscience habituelle en l’esprit éveillé d’un bouddha.
De la dépendance à la libération
Le Bouddha fut présenté certaines fois comme le grand médecin, et tout son enseignement est d’une certaine façon une thérapie au niveau le plus essentiel, entendu que les bouddhas seuls sont vraiment sains. De ce point de vue, tous les êtres ordinaires sont dans une dépendance pathologique de la conscience égotique à l’égard des illusions. La pratique méditative est la thérapie : la libération de tous les conditionnements de l’esprit, et l’état de bouddha est la santé fondamentale.
III – L’action
Méditation et action
L’entraînement à la méditation, fait à partir de ce que nous sommes – corps, pensées, émotions, esprit, dans les situations du quotidien –, est fondé sur la relation au présent. Il développe l’attention qui est une qualité de présence vigilante à l’instant, et la conscience dégagée : un état d’esprit ouvert et disponible. Les qualités de présence, d’attention et d’ouverture développées par la méditation, sont en parfaite adéquation avec une vie active contemporaine ; celui qui est capable d’avoir la précision de l’attention et l’ouverture d’une conscience dégagée, dans toutes les situations de sa vie, aura pour les traiter intelligence et douceur, sagesse, non-agressivité et amour.
Interdépendance au plan humain : amour et compassion
La méditation amenant progressivement la liberté vis-à-vis des passions égotiques et des émotions conflictuelles, sa pratique éveille amour et compassion. Elle propose en effet de dépasser le petit moi dans lequel on est enfermé, et de s’ouvrir au monde et aux autres, et ainsi de les rencontrer dans leur réalité, avec douceur et bienveillance, sans l’agressivité des pulsions de l’ego, ce qui est la base de l’amour authentique.
Cette ouverture permet de percevoir l’interdépendance de tous les êtres et de tout le monde : une interdépendance humaine, sociale, économique et écologique. D’elle naissent une vision mondiale de l’économie et une conscience planétaire qui, dépassant les frontières des egos individuels, sociaux et nationaux, ou de blocs internationaux, suggèrent la possibilité d’une solidarité universelle.
Vers un rapprochement entre dharma et modernité ?
Science contemporaine et dharma se proposent tous deux d’essayer d’apporter aux êtres ce qui leur semble bon, témoignant ainsi d’une intention similaire dans la recherche du bonheur.
Si la science et ses techniques ont permis à certains de trouver un confort matériel et un bien être extérieur – ce qui est un acquis remarquable -, notre société occidentale est aussi productrice de névroses, de déséquilibres et de crises intérieures, qui sont fondamentalement des états égotiques. Tous les problèmes modernes : domestiques, sociaux, nationaux et internationaux, peuvent se ramener à des luttes entre egos et à la problématique de leurs conflits.
Par la pacification des egos et de leurs passions, dans la compréhension et la réalisation de l’interdépendance, le dharma peut contribuer au bonheur et à la paix intérieurs, qui sont le seul moyen de trouver le bonheur et la paix extérieurs.
Texte préparé à l’Institut Karma Ling à partir d’enseignements oraux de
Lama V. Denys
A reblogué ceci sur Eveil Oriental.
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